« Don’t be evil » : c’est le célèbre slogan de Google.
Il s’agit d’éviter de faire le mal : le moteur de recherche est soumis, comme une personne morale à part entière, à des lois éthiques, qu’il doit respecter.
Est-ce le cas ? Le débat récent sur le droit à l’oubli ouvre des perspectives intéressantes sur cette question…
Un exemple précis
Partons d’un cas concret. Un homme pour lequel j’ai une profonde estime, un ami, officiait en tant que psychanalyste. Dans ce métier, on est amené à côtoyer des personnes en détresse, dans des situations familiales compliquées ; il faut trouver des solutions, et les conseils d’un thérapeute peuvent irriter l’entourage, surtout ceux qui sont à l’origine des problèmes familiaux.
Des plaintes ont été déposées contre celui-ci. Un procès à la clé, gagné pour la grande part par ce psychanalyste.
Du moins c’est ce qu’il croyait. Deux mois plus tard, un article relatant l’affaire paraissait sur le journal local, non seulement en kiosque, mais aussi en sa version en ligne.
C’est ici que l’affaire prend une tournure SEO : le site en question, journal de référence, bénéficiait d’un gros Page Rank (5). Autant dire que cet article est apparu rapidement en 1ère page dès que l’on tapait son nom dans Google, et y est resté. Depuis 4 ans ! Cela fait maintenant quatre longues années, que grâce à l’action conjointe de Google, et du journal en ligne, qui archive ses articles sans jamais les supprimer, cette affaire suit mon ami comme son ombre, comme une tâche indélébile dont il ne peut se débarrasser.
Vous imaginez la suite : lorsqu’on cherche un psychanalyste, on tape son nom dans Google. Et dès qu’on voit le mot « procès », on fuit, sans aller plus loin. Selon la justice des hommes, cet ami a gagné ; selon la justice de Google, il a perdu.
Vous avez bien lu : avec l’avènement du « réflexe Google » (j’ai une question, je la pose à mon moteur de recherche favori), il ne sert plus à rien de gagner ses procès : le terme « procès » est à présent publiquement accolé à un nom propre, et insuffle en celui-ci une sorte d’obscurité, chargée de rumeurs, de doutes et de soupçons, qui amène chacun à le fuir.
La mise au pilori moderne
Auparavant, lorsqu’on avait des problèmes avec la justice, on bénéficiait d’une sorte de protection : le casier judiciaire restait privé. Seules certaines administrations étaient autorisées à le demander, dans des circonstances spéciales, encadrées par la loi, en cas d’embauche par exemple.
A l’ère Google se met en place un scénario cauchemardesque : la mise en place du casier judiciaire public, accessible à tous en un clic.
Autrement dit, la mise au pilori mondiale d’un individu.
Le pilori, c’est l’instrument de torture utilisé au Moyen Age, pour immobiliser un homme en place publique. Une pancarte accrochée à celui-ci énonce aux badauds, moqueurs ou vengeurs, la faute qu’il a commise.
La torture n’était que psychologique, naturellement : mais elle laissait un souvenir cuisant, celui de la honte.
Une fois libéré, le coupable pouvait néanmoins retrouver une forme d’anonymat, et recommencer sa vie, en changeant par exemple de lieu.
Nulle rédemption de ce type n’est possible, à l’ère Google : l’ensemble des problèmes qu’un homme rencontre au cours de sa vie, l’ensemble des erreurs qu’il a pu commettre, seront éternellement attachés à son nom, et seront ressuscités à chaque recherche d’un internaute, concernant celui-ci.
Pas seulement tant qu’il est vivant : mais aussi parfois après sa mort ! Aussi longtemps en réalité que l’article en question restera en ligne, parfois relégué ad vitam aeternam dans les archives du site…
Sartre expliquait qu’un homme, à la différence d’un coupe-papier n’a pas d’essence : L’homme n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait
. C’est précisément en cela qu’il est libre.
Google a réussi ce tour de force d’enfermer l’homme dans une essence. Vous n’avez pas remboursé une dette, et le journal local le mentionne ? Vous êtes à jamais celui qui n’a pas payé ses dettes, pour tous, jusqu’à votre mort. Idéal pour obtenir un prêt, quand vingt ans plus tard, vous essayez d’acheter une maison !
La décision de la Cour Européenne est donc tombée, pour moi, comme un coup de tonnerre salvateur : le droit à l’oubli est reconnu ! Enfin l’homme peut redevenir simple existence, ouverte à l’infini des possibilités, sans se laisser enfermer dans un acte malheureux qui déterminerait le reste de sa vie !
L’inertie américaine sur ce dossier (le droit à l’oubli n’est pas du tout reconnu là-bas) me stupéfie : Cette négligence en une affaire où il s'agit d'eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m'irrite plus qu'elle ne m'attendrit; elle m'étonne et m'épouvante, c'est un monstre pour moi
.
Retour sur le slogan « Don’t be evil »
Maintenant, à la lumière de cette affaire, il convient de se demander si Google est à la hauteur de son propre slogan : Don’t be evil
, qu'il a d'ailleurs abandonné.
Larry Page a expliqué Par cette phrase qui est notre devise, nous avons tenté de définir précisément ce qu'être une force bénéfique signifie - toujours faire la chose correcte, éthique
.
Pourtant, la question se pose : quel mal peut causer un moteur de recherche ? Sinon, précisément, celui que je viens de décrire, à savoir la réduction publique d’un homme à une essence, autrement dit, à la perte de sa liberté ?
Peut-on dire, tout d’abord, comme Larry Page, qu’un moteur de recherche est régi par des lois éthiques ?
Je me prétends référenceur White Hat, expression à laquelle je reconnais un sens ; en revanche, je trouve complètement absurde l’expression de « référencement éthique ».
Considérer réellement que l’on fait quelque chose d’éthique parce que l’on ne crée pas de liens sur des textes spinnés, par exemple, ou qu’on crée du contenu plutôt que des liens, relève de la plaisanterie ! Cela relève de l’habileté (trouver les moyens pour atteindre une fin, quelle qu’elle soit) et non de la morale (la fin doit être atteinte, en soi, quel que soit le moyen).
Aussi je considère généralement que ceux qui rankent sur l’expression « référencement éthique », en adoptant réellement ce terme (ce qui élimine bon nombre de résultats en 1ère page) envoient un gros signal rouge en terme d’honnêteté. Pour la petite histoire, dans les premiers résultats sur ce terme figurent d’ailleurs l’agence qui m’a légèrement exploité au début de ma carrière, ainsi que je le raconte dans mon journal intime ;)
Il n’y a rien de « mal », au sens éthique du terme, dans le fait de ranker grâce au spam, en utilisant des techniques interdites par Google.
En revanche, les moteurs de recherche ont pour moi, à la différence des référenceurs, deux vraies lois éthiques à respecter :
- ne pas indexer certains types de sites ou vidéos (torture, etc.)
- ne pas enfermer un homme dans une essence
De ce point de vue, dès leur origine, les moteurs de recherche en général sont « evil » : ils nuisent injustement à certains hommes, et l’une des seules exigences éthiques que leurs fondateurs devaient respecter ne l’a pas été.
Google a multiplié les recommandations, injonctions, exhortations pour que nous améliorons la qualité de nos sites ; il a blâmé les black hats, multipliant menaces et anathèmes. Mais il est resté désespérement muet sur l’une des seules problématiques qui se posaient à lui d’un point de vue éthique. Jamais je n’ai vu les fondateurs de Google évoquer le problème du droit à l’oubli, avant que la décision de la Cour de Justice européenne ne tombe.
J’ai eu l’impression de me réveiller d’un long rêve.
Je ne suis pas contre le droit d’information : on doit pouvoir savoir que tel ou tel a été condamné en justice. Mais cette information ne devrait pas rester indexée, ou du moins positionnée, après un certain laps de temps.
Je sais bien que l’on peut faire appel à des sociétés d’e-réputation pour résoudre ce type de problèmes. Mais rendez-vous compte de l’absurdité : on ne remédie pas à une loi injuste en payant une entreprise privée.
Google Ethics 1.0
Il serait absurde de se lamenter alors même que l’arrêt de la Cour européenne vient de tomber, et le formulaire mis en place par Google.
En fait, tout cela est très positif ! En se conformant aux injonctions de la Cour européenne, Google vient de conforter sa place de leader.
En étant le premier moteur à mettre en place un formulaire de ce type, il accède à un degré supérieur d'éthique.
Les autres moteurs de recherche sont laissés loin derrière, y compris le mythique Duckduckgo !
Cette décision, qui pourrait sembler inessentielle à beaucoup, représente un véritable coup de tonnerre, d’un point de vue juridique. Pour moi, on pourrait même lui donner un nom, de la même manière qu’on le fait pour l’une ou l’autre des mises à jour de l’algorithme.
Après « Google Panda », « Google Pingouin », ne peut-on pas parler de « Google Ethics 1.0 » ?
La version 2.0 sera en place quand ce formulaire sera déployé dans le monde entier, et non plus seulement dans l’Union européenne.
C’est pour moi le sens de l’histoire. Google ne devrait pas considérer l’arrêt de la Cour comme une épine dans le pied, comme un mauvais coup des vilains européens (encore !), mais comme un événement providentiel, faisant partie intégrante du destin même du moteur, pour lui permettre d’accéder à une nouvelle dimension éthique.
Voilà, c’était mon article « Robin des bois » :)
Et vous, qu’en pensez-vous ?
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