Le péché originel de Google

Depuis quelques mois, Google a mis à la disposition des internautes européens un formulaire destiné à faire respecter leur « droit à l'oubli ». Un véritable succès puisque dès le premier mois, Google déclarait avoir reçu pas moins de 70 000 demandes. Un phénomène très intéressant à analyser...

« Don’t be evil » : c’est le célèbre slogan de Google.

Il s’agit d’éviter de faire le mal : le moteur de recherche est soumis, comme une personne morale à part entière, à des lois éthiques, qu’il doit respecter.

Est-ce le cas ? Le débat récent sur le droit à l’oubli ouvre des perspectives intéressantes sur cette question…

Un exemple précis

Partons d’un cas concret. Un homme pour lequel j’ai une profonde estime, un ami, officiait en tant que psychanalyste. Dans ce métier, on est amené à côtoyer des personnes en détresse, dans des situations familiales compliquées ; il faut trouver des solutions, et les conseils d’un thérapeute peuvent irriter l’entourage, surtout ceux qui sont à l’origine des problèmes familiaux.

Des plaintes ont été déposées contre celui-ci. Un procès à la clé, gagné pour la grande part par ce psychanalyste.

Du moins c’est ce qu’il croyait. Deux mois plus tard, un article relatant l’affaire paraissait sur le journal local, non seulement en kiosque, mais aussi en sa version en ligne.

C’est ici que l’affaire prend une tournure SEO : le site en question, journal de référence, bénéficiait d’un gros Page Rank (5). Autant dire que cet article est apparu rapidement en 1ère page dès que l’on tapait son nom dans Google, et y est resté. Depuis 4 ans ! Cela fait maintenant quatre longues années, que grâce à l’action conjointe de Google, et du journal en ligne, qui archive ses articles sans jamais les supprimer, cette affaire suit mon ami comme son ombre, comme une tâche indélébile dont il ne peut se débarrasser.

Vous imaginez la suite : lorsqu’on cherche un psychanalyste, on tape son nom dans Google. Et dès qu’on voit le mot « procès », on fuit, sans aller plus loin. Selon la justice des hommes, cet ami a gagné ; selon la justice de Google, il a perdu.

Vous avez bien lu : avec l’avènement du « réflexe Google » (j’ai une question, je la pose à mon moteur de recherche favori), il ne sert plus à rien de gagner ses procès : le terme « procès » est à présent publiquement accolé à un nom propre, et insuffle en celui-ci une sorte d’obscurité, chargée de rumeurs, de doutes et de soupçons, qui amène chacun à le fuir.

La mise au pilori moderne

Auparavant, lorsqu’on avait des problèmes avec la justice, on bénéficiait d’une sorte de protection : le casier judiciaire restait privé. Seules certaines administrations étaient autorisées à le demander, dans des circonstances spéciales, encadrées par la loi, en cas d’embauche par exemple.

A l’ère Google se met en place un scénario cauchemardesque : la mise en place du casier judiciaire public, accessible à tous en un clic.

Autrement dit, la mise au pilori mondiale d’un individu.

Le pilori, c’est l’instrument de torture utilisé au Moyen Age, pour immobiliser un homme en place publique. Une pancarte accrochée à celui-ci énonce aux badauds, moqueurs ou vengeurs, la faute qu’il a commise.

La torture n’était que psychologique, naturellement : mais elle laissait un souvenir cuisant, celui de la honte.

Une fois libéré, le coupable pouvait néanmoins retrouver une forme d’anonymat, et recommencer sa vie, en changeant par exemple de lieu.

Nulle rédemption de ce type n’est possible, à l’ère Google : l’ensemble des problèmes qu’un homme rencontre au cours de sa vie, l’ensemble des erreurs qu’il a pu commettre, seront éternellement attachés à son nom, et seront ressuscités à chaque recherche d’un internaute, concernant celui-ci.

Pas seulement tant qu’il est vivant : mais aussi parfois après sa mort ! Aussi longtemps en réalité que l’article en question restera en ligne, parfois relégué ad vitam aeternam dans les archives du site…

Sartre expliquait qu’un homme, à la différence d’un coupe-papier n’a pas d’essence : L’homme n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait. C’est précisément en cela qu’il est libre.

Google a réussi ce tour de force d’enfermer l’homme dans une essence. Vous n’avez pas remboursé une dette, et le journal local le mentionne ? Vous êtes à jamais celui qui n’a pas payé ses dettes, pour tous, jusqu’à votre mort. Idéal pour obtenir un prêt, quand vingt ans plus tard, vous essayez d’acheter une maison !

La décision de la Cour Européenne est donc tombée, pour moi, comme un coup de tonnerre salvateur : le droit à l’oubli est reconnu ! Enfin l’homme peut redevenir simple existence, ouverte à l’infini des possibilités, sans se laisser enfermer dans un acte malheureux qui déterminerait le reste de sa vie !

L’inertie américaine sur ce dossier (le droit à l’oubli n’est pas du tout reconnu là-bas) me stupéfie : Cette négligence en une affaire où il s'agit d'eux-mêmes, de leur éternité, de leur tout, m'irrite plus qu'elle ne m'attendrit; elle m'étonne et m'épouvante, c'est un monstre pour moi.

Retour sur le slogan « Don’t be evil »

Maintenant, à la lumière de cette affaire, il convient de se demander si Google est à la hauteur de son propre slogan : Don’t be evil, qu'il a d'ailleurs abandonné.

Larry Page a expliqué Par cette phrase qui est notre devise, nous avons tenté de définir précisément ce qu'être une force bénéfique signifie - toujours faire la chose correcte, éthique.

Pourtant, la question se pose : quel mal peut causer un moteur de recherche ? Sinon, précisément, celui que je viens de décrire, à savoir la réduction publique d’un homme à une essence, autrement dit, à la perte de sa liberté ?

Peut-on dire, tout d’abord, comme Larry Page, qu’un moteur de recherche est régi par des lois éthiques ?

Je me prétends référenceur White Hat, expression à laquelle je reconnais un sens ; en revanche, je trouve complètement absurde l’expression de « référencement éthique ».

Considérer réellement que l’on fait quelque chose d’éthique parce que l’on ne crée pas de liens sur des textes spinnés, par exemple, ou qu’on crée du contenu plutôt que des liens, relève de la plaisanterie ! Cela relève de l’habileté (trouver les moyens pour atteindre une fin, quelle qu’elle soit) et non de la morale (la fin doit être atteinte, en soi, quel que soit le moyen).

Aussi je considère généralement que ceux qui rankent sur l’expression « référencement éthique », en adoptant réellement ce terme (ce qui élimine bon nombre de résultats en 1ère page) envoient un gros signal rouge en terme d’honnêteté. Pour la petite histoire, dans les premiers résultats sur ce terme figurent d’ailleurs l’agence qui m’a légèrement exploité au début de ma carrière, ainsi que je le raconte dans mon journal intime ;)

Il n’y a rien de « mal », au sens éthique du terme, dans le fait de ranker grâce au spam, en utilisant des techniques interdites par Google.

En revanche, les moteurs de recherche ont pour moi, à la différence des référenceurs, deux vraies lois éthiques à respecter :

  • ne pas indexer certains types de sites ou vidéos (torture, etc.)
  • ne pas enfermer un homme dans une essence

De ce point de vue, dès leur origine, les moteurs de recherche en général sont « evil » : ils nuisent injustement à certains hommes, et l’une des seules exigences éthiques que leurs fondateurs devaient respecter ne l’a pas été.

Google a multiplié les recommandations, injonctions, exhortations pour que nous améliorons la qualité de nos sites ; il a blâmé les black hats, multipliant menaces et anathèmes. Mais il est resté désespérement muet sur l’une des seules problématiques qui se posaient à lui d’un point de vue éthique. Jamais je n’ai vu les fondateurs de Google évoquer le problème du droit à l’oubli, avant que la décision de la Cour de Justice européenne ne tombe.

J’ai eu l’impression de me réveiller d’un long rêve.

Je ne suis pas contre le droit d’information : on doit pouvoir savoir que tel ou tel a été condamné en justice. Mais cette information ne devrait pas rester indexée, ou du moins positionnée, après un certain laps de temps.

Je sais bien que l’on peut faire appel à des sociétés d’e-réputation pour résoudre ce type de problèmes. Mais rendez-vous compte de l’absurdité : on ne remédie pas à une loi injuste en payant une entreprise privée.

Google Ethics 1.0

Il serait absurde de se lamenter alors même que l’arrêt de la Cour européenne vient de tomber, et le formulaire mis en place par Google.

En fait, tout cela est très positif ! En se conformant aux injonctions de la Cour européenne, Google vient de conforter sa place de leader.

En étant le premier moteur à mettre en place un formulaire de ce type, il accède à un degré supérieur d'éthique.

Les autres moteurs de recherche sont laissés loin derrière, y compris le mythique Duckduckgo !

Cette décision, qui pourrait sembler inessentielle à beaucoup, représente un véritable coup de tonnerre, d’un point de vue juridique. Pour moi, on pourrait même lui donner un nom, de la même manière qu’on le fait pour l’une ou l’autre des mises à jour de l’algorithme.

Après « Google Panda », « Google Pingouin », ne peut-on pas parler de « Google Ethics 1.0 » ?

La version 2.0 sera en place quand ce formulaire sera déployé dans le monde entier, et non plus seulement dans l’Union européenne.

C’est pour moi le sens de l’histoire. Google ne devrait pas considérer l’arrêt de la Cour comme une épine dans le pied, comme un mauvais coup des vilains européens (encore !), mais comme un événement providentiel, faisant partie intégrante du destin même du moteur, pour lui permettre d’accéder à une nouvelle dimension éthique.

Voilà, c’était mon article « Robin des bois » :)

Et vous, qu’en pensez-vous ?

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Commentaires

 
#1 Bernard 16-07-2014 07:57
J'en pense tellement du bien de ton article que si tu le permets je vais largement m'en inspirer pour le traduire et le poster dans mon site en espagnol... ;-)
 
 
#2 lise 16-07-2014 09:20
je partage aussi !Cyril Arnaud, le + littéraire de tous les SEO :-)
 
 
#3 Cyril 16-07-2014 09:23
Lol merci Lisette !et thanks Bernard grâce à qui je vais pénétrer le marché espagnol :)
 
 
#4 Stéphane 16-07-2014 09:44
Google (le moteur de recherche) est devenu tellement géant sur le plan international et confirme bien son statut de leader avec ce formulaire. Il est devenu victime de son propre succès à tel un point qu'il devenu difficile de tout contrôler dans les serps. Dépassé par sa popularité, il devient le site le plus consulté au monde et forcément, ça fait des plaignants. De nombreuses personnes ou sociétés voient des résultats affichés à leur insu alors qu'elles n'ont rien demandé. Le problème c'est que Google affiche des données "publiques" et que tout le monde peut y accéder. Ce qui est marrant, c'est que ce formulaire de droit à l'oubli ne sert pas réellement à grand chose puisque que les résultats sont toujours présents en dehors du territoire de l'Union Européenne, entre autre sur Google.com.
 
 
#5 Olivier ANdrieu 21-07-2014 08:58
BjrPour ma part, je ne suis pas vraiment d'accord.Outre ce dont j'ai déjà parlé à ce sujet sur mon site ( abondance.com/.../... ), je pense que ce n'est pas à Google de faire et de diriger la loi. La Cour de Justice de l'Union Européenne demande à l'heure actuelle à Google de gérer la loi, alors que ce n'est pas le rôle d'un moteur de recherche. c'est même très grave, selon moi...Elle refile un peu une patate chaude à Google alors que ce serait, à mon avis, le rôle d'un organisme tiers et indépendant de gérer ces problèmes pour arriver à un vrai droit à l'oubli et à l'effacement sur le web, et non pas sur les moteurs européens de Google, ce qui ne règle rien, globalement...Cdt
 
 
#6 Christophe 21-07-2014 13:27
+1 Olivier Andrieu---Ben tiens, comment faire payer les erreurs des uns aux autres. Alors les journalistes ont le droit d'écrire, les lecteurs ont le droit de procéder par "présomption de culpabilité" et c'est Google qui doit rétablir la justice en ne référençant pas les articles ne présentant pas "le bon point de vue" ?Si vraiment c'est le cas - ça me semble l'être - alors que l'on officialise la position de Google comme bras de la justice à la française qui censure la parole et la presse quand ça l'arrange. On n'a qu'à les payer à ce titre, comme ceux qui mettent en place Hadopi, et considérer qu'ils font un travail de service public en permettant à tout un chacun d'avoir une "image" sur le web du même niveau que celle que l’État est prête à lui attribuer.Une très mauvaise idée dont on ne sentira vraiment les conséquences que dans quelques années, je suppose, et ce sera tellement entré dans les mœurs qu'on ne le remettra plus en cause.En attendant, la recherche Google en tant qu'outil permettant aux utilisateurs du web de prendre en main le web (et non en tant qu'outil des puissants pour mieux manipuler le gens) en prend un sacré coup. Je vais essayer de me tourner vers des moteurs qui NE respectent PAS ces lois.
 
 
#7 Cyril 21-07-2014 13:50
@Christophe : je comprends votre point de vue, mais que diriez-vous si votre casier judiciaire était en ligne, accessible à tout le monde ? Quand un citoyen réclame que son casier judiciaire reste une affaire privée, est-ce que cela relève de la censure ? Ou simplement de la protection d'un droit élémentaire ?@Olivier : l'idée d'un organisme indépendant est intéressante, mais pourquoi Google ne propose-t-il pas cette solution ? Il semble que cela lui déplairait tout autant, sinon plus, car il recevrait une décision imposée de l'extérieur, alors que là, il reste maître en son domaine.
 
 
#8 Olivier ANdrieu 21-07-2014 14:11
@Cyril : ah mais Google est super content de la décision de justice, il ne faut pas 'y méprendre ! Cela lui permet d'assoir encore plus son emprise sur le Web ! Il ne va surement pas proposer une autre solution !!Quant au casier judiciaire, s'il est en ligne, il faut le supprimer du site web où il est affiché, pas de Google !!
 
 
#9 Cyril 21-07-2014 14:20
@Olivier : Je ne sais si Google est si content, puisqu'il ne généralise pas cela à sa version américaine. Une solution effectivement serait de supprimer le casier judiciaire sur le site lui-même, mais comme le site ne répond pas... Faudrait-il une instance extérieure qui puisse contraindre le site lui-même ? On peut le penser, mais pour ma part je reste convaincu que c'est à Google de régler le problème. En effet, un site d'information a le droit de donner une info. Mais c'est Google, qui en donnant à cette info une visibilité mondiale, crée le problème (mise au pilori mondiale). A lui donc de le régler, selon moi ! Mais je comprends votre point de vue
 
 
#10 Jean-Philippe 22-07-2014 09:46
@Cyril @Olivier : J'ai l'impression que vos positions reposent sur l'opposition conceptuelle : pratique d'une justice immanente vs pratique d'une justice transcendante.En d'autres termes : doit-on pousser un moteur de recherche (Google) à s'auto-réguler immédiatement (avec un organe de "justice" interne) afin de ne pas nuire, en aval, à un individu en le poursuivant involontairement dans les SERPS toute sa vie ou doit-on condamner en amont (institutionnellement) un site web (sans quoi la page sera toujours accessible sur ce site web même après suppression de l'url incriminée par Google dans son propre index) pour avoir communiqué une information qui stagne en première page ?Bien sûr, si un site web commet une infraction en se livrant à de la diffamation, il doit être condamnée par la justice institutionnelle, extérieure à Google.Mais, dans le cas de la Directive européenne, le projet qu'elle se donne n'est-il pas plus subtil que cela : ne s'agit-il pas, non pas de charger Google de condamner un site web, non pas de lui déléguer une partie de son pouvoir, mais plutôt de lui demander de restaurer un droit à l'oubli, une érosion naturelle de l'information à laquelle la persistence naturelle d'un résultat en tête des SERPS contrevenait jusqu'à aujourd'hui ?Un site web (tel qu'un journal) peut après tout avoir le droit (légalement j'entends) de publier des informations telles que le compte-rendu d'un procès, mais de là à ce que cette page soit accolée éternellement au nom d'une personne en tête des recherches...N'y a-t-il pas un progrès dans le fait de permettre que cette page disparaisse des résultats de Google, comme l'information finirait par disparaître de la mémoire des hommes, sans que le site web soit pour autant condamnable ?